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Tout est parfait - souvenirs de l'EMS

Hello there forks bis,

Today, let me start in French = english version is dispatched somewhere between the letters. Would you reshuffle it to make sense?

Étant actuellement en vadrouille, je vais essayer de retranscrire quelques unes des expériences et enseignements de l'année passée - notamment du stage que j'ai effectué en EMS (EPHAD en France, maison de retraite médicalisée en non-acronyme).

Depuis un certain moment coexistent dans mon esprit deux façons de considérer la personne. Il y a celle qui va de soi, que je ne vois que par l'autre, par négatif, qui est celle d'un héritage culturel : j'existe, je, lorraine, et je suis différente de toi, de vous. J'ai des préférences, une histoire, un corps, un métier, des opinions, des espoirs, tout ce que vous voulez. La preuve de mon existence? Je pense, certes, mais aussi je peux me déplacer, parler, agir, sans que d'autres approuvent ou sachent ou voient. Le matin quand je me réveille je ne me pose pas de question. Le programme est là, prêt à continuer ce qui a été  amorcé hier, avant-hier, par sédiments. Les gens qui me connaissent me reconnaissent et m'associent à certaines caractéristiques: indécision, grand nez, adolescence éternelle. Je suis autonome, j'ai donc une responsabilité, et une éthique à développer, à mettre en action. Je suis localisée dans le temps et l'espace et j'ai du gras aux fesses - que j'ai en double.

L'autre version apparaît et disparaît, me frappe parfois par sa justesse, sa capacité à embrasser quelque chose que le moi solipsiste occulte : je est relation, n'existe pas en tant que tel, n'a pas d'existence isolée ni absolue. C'est une incertitude, une localisation relative. Je peux dire de toi que tu es paresseux, mais je ne peux le dire que de ce qui vient d'être. L'image ne remplacera jamais l'incertitude de ce que tu vas être, et de ce que je ne peux pas percevoir de toi. Surtout, l'image d'un soi rend imperceptible tout ce qui contribue à l'existence de ce soi. Pour tous ceux qui ont déménagé, évolué dans différents environnements, ou que l'âge a instruit, c'est évident. La confiance et l'amour que je ressentais adolescent ont disparu? Mais qui suis-je aujourd'hui, quel est mon contexte? Quels sont les présupposés qui sont en vigueur et me façonnent, quotidiennent? C'est, soit dit en passant, un des sujets du massage. Comment être de telle sorte que l'autre soit compris? Comment s'effacer, en étant parfaitement présent, pour laisser se réverbérer l'autre? Questions qui s'appliquent des deux côtés de la relation. Bon j'en parlerai une autre fois. 
C'est une compréhension sous-jacente, une narration qui parfois m'a ouvert les yeux par son évidence. Ainsi, en prépa, Mme Raffin, feu notre meilleure prof de philo, nous avait parlé de cet anthropologue de l'avant 2eme guerre mondiale qui, passant des années dans une tribu éloignée, vit et interagit avec ceux qui y sont. Arrive un jour le moment de partir, et Monsieur l'anthropologue (j'ai l'impression que c'était Leenhardt mais je ne suis pas sûre) demande au chef de la tribu ce qu'il lui a apporté (lui, l'occidental). Il s'attendait à quelque chose de l'ordre de la technologie supérieure de l'homme blanc, genre tout à l'égout ou fusil à pompe ou décortiqueur de crevette. Quelle-ne-fut-pas-sa-surprise de se voir répondre "le corps". Et notre prof de nous expliquer que dans cette tribu (dans certaines peuplades étudiées comme primitives), les gens ne se perçoivent pas comme des corps individuels. Quelqu'un est nommé par un mélange de sa lignée familiale, son activité, un trait de caractère, quelque chose de relatif à son existence. Mais son corps ne lui est pas étranger, n'est pas une chose. Le prénom lui même n'existe pas comme "chez-nous". L'idée d'aller faire le tour du monde pour se demander, depuis sa guest house, qui l'on est en attendant que son iphone soit chargé pour poster un selfie de soi réfléchissant aux dangers du gluten est donc plus difficile à faire émerger. Car l'individu n'est pas détaché de la communauté au sens large, donc de son corps, des arbres et de la terre, un environnement global. 

PS: j'avais déjà pris le fameux selfie que je vous livre ici dans ma magnaminitudinesque bonté 



Le point de vue qui est plus familier pour nous étant justement le résultat de siècles de morcellement et de sédimentation de la notion d'individu (voir par exemple The century of the self sur le sujet, attention, c'est Adam Curtis, c'est follement intéressant, mais ça dure 4h et après on trouve le monde bien trop cohérent et légèrement conspiratoire). Les enfants qui naissent aujourd'hui sont lourdement investis de cette reconnaissance individuelle - qui est un facteur de complexité ambivalent mais j'écrirai plus tard là dessus. Au contraire, dit-elle depuis sa guest house en choisissant sa photo de profil, chez nous, ce qui compte, ce serait la réalisation du potentiel de chacun. C'est un peu schématique, mais vous avez l'idée.

L'une ou l'autre de ces façons de considérer n'a pas la suprématie. Chez moi, la première est la plus évidente, et façonne de nombreuses constructions culturelles: ainsi, tout ce que je me raconte sur le développement et mon évolution, la circularité des désirs, que ce soit dans la carrière, l'avancement spirituel (gloups), l'enrichissement intellectuel, l'approfondissement des ressorts inconscients qui nous déterminent, tout ceci peut prendre racine dans une perception de soi comme indépendant et absolu, et détaché du corps qui devient un objet pour réaliser les prétentions du soi. C'est une perception que l'on associe au mental, qui est en fait le mental, un sens, disent les bouddhistes, le 6e. C'est un sens qui me fait percevoir les choses comme stables, fixes, qualifie le monde et en évide l'incertitude - et le crée dans son extériorité. Dès lors, maîtresse du cours de ma vie, je suis responsable de son accomplissement, et ceux qui font la manche dans le métro aussi. Chacun est responsable de son sort dans un monde indifférent, que je peux (et dois) façonner, et de facto, l'autre est différent de moi. La souffrance des corps, la dégradation de l'autre ou de moi-même sont imperceptibles - puisque ce ne sont que des corps, et que j'imagine qu'ils se répareront par la même structure de pensée que ce qui peut avoir généré les souffrances initiales. Poussée à l'extrême, cette conception fait que lorsque je suis malade, cela n'affecte que moi, d'ailleurs, cela n'affecte que mon foie (si c'est l'organe touche principalement), à part ça, je vais très bien, merci. Poussée à l'extrême aussi, je suis responsable de tout, succès ou échec, et si tu meurs d'un coeur fragile, c'est que tu n'as pas su t'adapter.

Mais cette façon de considérer est partielle - fait de l'ombre. Elle émerge en contraste avec ce qui me semble évident, que l'on est tous - tout ce qui est, humanoïdes, ruisseaux et vent dans les feuilles, simultanément présents, et déterminés les uns par les autres, fluctuants malgré une apparence de continuité, de solidité, et indétachables, non scindés en corps et esprit. Lorsque je parle, que j'agis, je manifeste un tas d'accords sous-jacents. Les personnes dont j'admire l'élégance, l'intelligence, sont souvent celles qui ont su, et savent pendant le cours des choses laisser le tumulte des préjugés et des boites noires environnantes s'écraser et se dissoudre devant leur attention, et être pleinement là. Ce sont ceux qui marchent en habitant pleinement leur corps. Être juste, c'est souvent plus ne pas faire - ne pas perpétuer ce qui se présente comme évidence, se détacher de ce qui est connu et vient nous assaillir pour laisser émerger quelque chose de neuf, de créatif. C'est la vision de ce qui se passe qui englobe tout ce qui est au moment où la situation se présente, où je (1e et 3e personne du singulier) n'existe qu'en relation avec le reste, pas seulement les gens qui me connaissent tous depuis que je suis née, mais tout l'environnement, les arbres, les plantes, les animaux, le fleuve, les murs, la lumière, la mélancolie, la douleur de la dame à côté de moi. Et encore, c'est réducteur de faire une liste. C'est une vision d'ensemble. Tout est en même temps - indissociable, interagissant. Cela rejoint la notion d'interbeing dont parle Thich Nhat Than. 

C'est une conséquence de la coexistence de ces deux façons de considérer les choses que j'aimerais mettre en avant. Plutôt, je voulais vous présenter Mme Renschen (nom d'emprunt car secret professionnel). Mme Renschen est une dame que j'ai assez mal connue à l'EMS car elle était "autonome", c'est à dire qu'elle pouvait se laver, s'habiller, et se déplacer toute seule (avec un rollator). Par conséquent, les aides soignantes que je suivais avaient une interaction réduite avec elle. 

Chez elle, tapis et meubles de bois, comme chez beaucoup de personnes de cette génération. Cette dame avait deux traits de caractère distinctifs: elle était extrêmement ritualisée concernant la façon de faire son lit (15min minimum tant tout devait être à sa place), et elle se plaignait constamment de manque de souffle, et de troubles du sommeil liés, selon elle, aux émanations électro-magnetiques des ascenseurs (qui étaient contre le mur de sa chambre).

Je vous vois déjà rigoler en douce, comme beaucoup de personnes en blanc, de ces élucubrations. Genre! N'importe quoi! Médicalement, en effet, le diagnostic "affectation par des ondes d'ascenseur" fait un peu tache à côté des coxarthroses et autres aggamaglubolinémies (qui sont juste des termes médicaux précis, pas des diagnostics désolée). Vous n'êtes pas les seuls. Tout le monde était au courant de la situation, qui parfois était évoquée dans les "colloques" (le rendez-vous du matin où on parle des sécrétions et des aventures de la nuit dans un mélange de torpeur et de quotidien qui donne envie de rentrer se coucher et de ne pas appeler ça colloques). Et que croyez-vous que l'on fisse? On aurait pu se dire "hm à la prochaine chambre libre on déménage Mme Renschen pour la calmer". Sachant que cela allait contre deux forces d'inertie terribles: d'abord, le fait que Mme Renschen n'aime pas trop penser au fait que des esprits pourraient hanter la chambre (elle voulait savoir si quelqu'un était mort dans sa chambre, ce qui, compte tenu de la nature de l'établissement, était une question à 1000€. Petite note, ce n'était pas que cela la dérangeait mais je crois que c'était une mort douloureuse, ou brutale, qui l'aurait perturbée). Ensuite, le fait que pour déménager quelqu'un, il fallait impliquer l'intendance, laquelle avait suffisamment à faire avec la fenêtre cassée des Lambord et les deux arrivées imminentes (deux morts en une semaine, quelle moisson!). Mais non. Tout le monde le savait, et puis voilà. Mme Renschen ne disposant pas de famille-lobby, elle était donc exposée jusqu'à ce que mort s'ensuive aux émanations électromagnétiques et aux fantômes de sa chambre.

Appliquons donc pour une fois les préceptes de la psychologie humaniste genre Rogers (congruence, considération positive inconditionnelle, empathie), mais qui peuvent s'étendre à tous les domaines, et qui dit que partout la vie cherche à s'exprimer, que tout est bon. Ou, adoptons une position similaire à celle de l'ethnolopsychiatre, genre Devereux, ou, dit-elle pour étaler sa culture, faisons comme le préconisait Alain, et cherchons par où l'autre a raison. Ou encore, faisons comme ces moines bouddhistes qui, dans un débat, ne cherchent pas à démonter l'autre mais à élargir la réflexion de sorte que ce que l'autre vient de dire reste valide mais soit subsumé a une version plus englobante, plus large. Bref, en d'autres termes, plutôt que de ricaner du haut de notre mega savoir (que je n'ai pas) pour dire "ouais genre elle est magnétisée par l'ascenseur, c'est ça", adoptons une position ouverte: pourquoi pas? Qu'est ce que cela dit?

C'est une réaction que j'ai pu souvent observer, dans n'importe quel domaine où le professionnel dispose d'une expertise et de contraintes de temps qui l'empêchent parfois d'écouter le profane. Ce côté "mais bien sûr". L'arrogance qui vient de l'idée que l'on se fait de notre savoir, surtout, de la position que le savoir confère. Ce n'est pas anodin, du tout. Cela se retrouve dans différents domaines de l'existence. Ce sens de notre supériorité qui vient - et renforce - des positions qui nous établissent, nous, en tant que professionnels, et nous ferment à l'autre.

Dans tous les domaines professionnels où je suis passée, ce genre de processus était à l'oeuvre. 
En fait, la question que cela pose, en filigrane, est "pourquoi ne prend on pas au sérieux ce que les gens disent"? Il y a plusieurs facteurs:

  • Le manque de temps
C'est le premier motif de fuite - et souvent assez vrai: je n'ai pas le temps. C'est notamment vrai lorsque vous êtes au plus près du sol (💩), dans n'importe quelle organisation hiérarchique. Vous êtes le plus en interaction avec le cœur de métier - ici, les personnes âgées - mais votre emploi du temps est aussi le plus soumis à scrutage hiérarchique donc difficile de rester psychologiquement avec chacun. Car la santé aujourd'hui est aussi soumise à la pression managériale qui voudrait que l'on ne considère cela que comme des actes quantifiables : combien de protections on change, combien de boissons on sert, combien de pansement l'on fait. J'ai été frappée les premiers jours de ce que tout le monde est dans un état d'agitation constante. On se croirait dans l'avion de la fin de vie. Alors certes, il y a un sens aux obligations imposées = maintenir les gens propres, s'assurer qu'ils mangent et boivent. Mais le moyen devient la fin, et l'on voit ces personnes, plus ou moins maîtresses d'elles-mêmes, observer ces blouses blanches qui entrent et sortent à leur gre chez eux et les traitent, bien malgré eux, comme des tubes digestifs sur pattes. Vraiment, venez faire un tour, restez là, et vous verrez ce que nos sociétés si pleines d'elles-mêmes voudraient éviter. Je le vois dans les regards fuyants de membres de la famille qui se débarrassent de leurs vieux, voient ce qui se passent, mais n'ont pas les moyens, ou ne peuvent plus supporter les errances ou la tyrannie de leurs ainés, ou ne savent pas quoi faire d'autre. Mais pourquoi considérer que ceux qui sont payés pour le feront mieux? D'ailleurs, ceux qui sont payés pour méritent d'être rencontrés parce que régulièrement, malgré les pressions, les fatigues, il y en a qui restent d'une humanité qui m'impressionne. Les gens font du mieux qu'ils peuvent compte tenu de contraintes parfois impossibles. 
Si vous êtes un peu plus haut sur l'échelle du salariat du soin, vous avez encore moins de temps, même si vous disposez plus librement de ce temps. Malheureusement, vous êtes aussi plus susceptible de vous prendre pour quelqu'un - surtout si vous n'êtes pas si extraordinaire, et cette transe du vide vous rend imperméable à ce qui se passe réellement. Par un effet de miroir, chacun se renvoyant à l'autre, notre propre ineptie conforte un autre dans son indifférence. Nous pouvons donc continuer le jeu statistique et surtout ne pas perdre de temps. Une dame est morte, une dame que tout le monde connaissait depuis 8 ans, qui était un pilier social de l'endroit. Le lendemain, sa chambre était occupée (elle avait été vide 2 jours, la dame étant décédée lors de son transfert à l'hôpital). Les gens disparaissent, engloutis, et il n'y a pas le temps de faire le deuil. Car cette communauté est fausse, croit-on, puisqu'elle est soumise aux lois monétaires. Mais certains font acte de reconnaissance. C'est dans l'ascenseur, un souvenir de Mme X, un sourire, parfois des larmes. Elle a bien existé ici. Mais cela, on ne le voit pas lorsque l'on n'a pas le temps.
  • Le manque d'envie
Ben oui. Ça joue aussi. Parfois votre patience est à bout, vous avez faim, et de toute façon vous en avez marre de cette vieille rombière, donc ce sera sans vous. Ça arrive. Les gens tournent en boucle, ce qu'ils disent n'est pas neuf, vous en avez vu des tonnes comme ça, et de toute façon, quand bien même vous interviendrez en sa faveur, personne ne vous écoutera, puisque votre cheffe est vaine, ou paresseuse, ou craintive, ou que le système, ou que mes propres problèmes. 
  • Le pouvoir de l'expertise 
C'est ce qui arrive plus on change d'échelle. Forcément, après mes 13 ans d'études pour devenir psychiatre FMH, les élucubrations insensées des vieux n'ont plus de secret pour moi. On demande de moi que je pose des diagnostics, que je sache analyser une situation - et ce que je dirai entrainera une chaine de conséquences assez forte - j'ai donc un savant mélange de pression et de responsabilité qui me rendent plus difficile à émouvoir. Ce n'est pas une loi irréversible, mais la tentation est forte - parce que le savoir est d'autant plus étendu - de faire rentrer ce qui est dit dans ce qui a déjà été dit. A ce titre, il me semble que les médecins opèrent comme les juges. L'enjeu réside dans la qualification. Si d'après un faisceau de symptômes je déclare que c'est telle ou telle pathologie, les traitements, la considération vont s'ensuivre logiquement. C'est banal, et parfois terrible. Banal parce que c'est normal et ça fonctionne. Terrible parce que l'incertitude n'est jamais totalement écartée et que la qualification crée toutes sortes d'effets secondaires, sur le patient, sur son entourage, sur les autres professionnels qui se cachent facilement derrière la pathologie pour justifier de ne pas faire attention à la personne, la résument à la pathologie. Encore une fois, voir point au-dessus. 

Mme Renschen, vous vous pensez exceptionnelle? Sachez qu'il existe un certain nombre d'occurrences de patients comme vous ainsi que le prouvent tels et tels articles et que je recommande tel traitement, suivant en cela les guidelines du métier. À la décharge de ceux qui sont plus loin du sol (💩), ils ont travaillé à leur éloignement, donc savent vraiment plus, ont accès à un savoir cumulé qui vaut parce qu'il est fondé sur l'expérience et la comparaison. Mais les données et l'information ne sont pas nécessairement pertinents, et à chaque opération de qualification, le praticien doit se demander si c'est bien cela, et réduit l'incertitude, la rend invisible. Malheureusement, quand on sait, on peut avoir tendance à oublier que l'on ne sait pas, au fond. Perdre la perception de la profonde singularité de chaque situation. Qui plus est, il y a le revers de la médaille de l'expertise: les gens du dessous les regardent en souriant, jugeant que ce n'est pas à eux de participer aux décisions (je ne suis pas payée pour), ce qui renforce l'isolement de celui qui est censé savoir. Il peut y avoir une forme de désengagement aussi lorsque ceux qui sont au plus près de la personne n'aident pas celui qui dispose de plus de pouvoir à comprendre la complexité d'une situation. 
  • Le manque d'imagination 
Celui-là accompagne souvent le pouvoir. Compte tenu des procédures de sélections et de l'inégale répartition des talents dans le monde, aussi parmi les experts, il y a des gens qui manquent lourdement de sens critique, d'ouverture d'imagination et d'empathie. C'est inévitable, et c'est le résultat de processus de sélection à grande échelle qui contraint et fait que l'on peut réussir sans rien comprendre de soi - sans rien comprendre, du coup, des autres. Fini le shaman appelé par des qualités singulières, bienvenue aux volées de professionnels de la santé - une estampillation organisée avec implacabilité, critères objectifs, curriculum et sentiment de certitude. Quoiqu'il en soit, vous pouvez être Mme Renschen et avoir face à vous un bureaucrate de l'esprit humain qui vous arrange le dosage et passe rapidement à autre chose car vous êtes évidemment moins problématique (ou "opposante") que Mme Buccogni, laquelle franchement donne du fil à retordre. Ce sera quelqu'un qui vous considérera en tant que porteur de telle pathologie et ne s'intéressera pas à vous. Objet et inaudible, vous voilà dans le cauchemar thérapeutique. 

Comme le disait feu Mme Raffin ma prof de philo de prépa que je parle d'elle pour la deuxième fois dans ce post parce que c'était vraiment une merveilleuse prof de philo, à l'époque, la fac de psy était à Odéon à Paris, dans le bâtiment Descartes. En gros, si vous étudiiez là-bas, vous étiez à mi-chemin de l'île de la Cité (en traversant la Seine) et de la montagne Sainte-Geneviève. Sur cette dernière, il y a le Panthéon, la sépulture des grands hommes. Sur la première, il y a la préfecture de police. Le problème, n'est-ce pas, c'est que dans un cas, il faut monter, et monter, c'est dur... (Dans sa manière de raconter la blague, la répartition était de 95-5). Je rigole je rigole mais c'est vrai. 

Ajoutez donc au confort d'être un expert reconnu qui peut se gaver de barbecue coréen pour compenser sa relative banalité qui ne peut pas être remise en question par les collègues (qui ont soit peur pour leur job soit aucun intérêt à la choucroute soit se pensent comme aide de camp de la ternitude) le fait que donc, vous n'avez aucune imagination. Ainsi, l'éventualité de dire "hm donc Mme Renschen vous êtes contaminée par les ascenseurs?" en le pensant vraiment vous paraît tout à fait loufoque. Ça l'est, d'ailleurs. 

Que se passerait-il, mes enfants, si l'on considérait donc que Mme Renschen puisse être contaminée par les ascenseurs? Plus exactement, que ce qu'elle dit est une nécessité, en ce moment, et parle d'un besoin qui est naturel, et exprimé de la meilleure manière qu'elle puisse le faire, là maintenant tout de suite? Que ce qu'elle dit fait autant sens que l'inévitable sourcil levé: "elle décompense"?

Dans les maison pour les personnes vieilles âgées, ce qui frappe, c'est que chacun développe sa propre stratégie pour survivre au fait d'être dans un isolement peuplé. Après, on peut distinguer en fonction de la pathologisation effectuée, bien sûr. Mais c'est toujours la vie qui cherche à s'exprimer. Il n'y a jamais rien à refuser de la vie. Ce n'est pas en désapprouvant ou censurant ce qui se manifeste que l'on peut trouver des réponses adéquates, créatives. Attention je ne dis pas que le savoir ou l'expertise sont inutiles, ils sont plus qu'utiles, mais il faut un plus, un souffle en plus, pour en faire des instruments bien utilisés. La question n'est pas de savoir si les ascenseurs contaminent Mme Renschen, mais plutôt de comprendre que dans l'état actuel des choses, Mme Renschen le ressent comme ça. Que ce soit vrai ou faux importe peu dans le contexte, puisque l'on peut la faire déménager, valider son angoisse, trouver une solution et l'apaiser, peut-être. Les meilleur-e-s aides-soignant-e-s le savent très bien: c'est en étant et en acceptant inconditionnellement la personne, la situation, que l'on peut faire émerger quelque chose de l'ordre du soin. Si l'on se contente de juger ou refuser, ou imposer sa solution, on ne génère rien de neuf, on crispe et fige la situation. 

Encore un détour pour dire qu'à bien des égards, le traitement en institution des personnes âgées rappelle les heures glorieuses de l'éducation des enfants (apparemment aussi ce genre de parallèle est trop mal vu dans le milieu même si il faut bien avouer que l'on traite les personnes dépendantes comme d'autres personnes dépendantes, à savoir, grosse tentation du yalllllla jfais c'que j'veux tu es à ma merci).

Car dès l'entrée dans l'institution gérée par les adultes valides que nous sommes, plusieurs présupposés s'appliquent:
  • La personne a besoin d'aide dans les AVQ et il ne faut surtout pas prendre de risque (chute etc) donc la politique de la prévention (née de la responsabilisation de l'établissement) s'applique parfois au détriment de la mobilité, et donc de la vie de la personne. Cela ne choque pas puisque de toute façon on sort mort des maisons de retraites. Peu importe que la mort soit accélérée par la vie en institution. À ce titre, j'ai vu un couple se rendre compte graduellement qu'ils étaient venus trop tôt dans une institution et prendre conscience avec une horreur lente que leur vie ne leur appartenait plus, qu'ils étaient devenus inaudibles. En plus, on ne sort pas si facilement, et eux étaient rentrés parce qu'ils avaient besoin de soins quotidiens. 
  • L'intimité de la personne n'existe plus pour le personnel soignant (présomption de bienveillance) qui sait souvent mieux que la personne ce qu'il faut ou ne faut pas faire (présomption de compétence). Ce n'est pas toujours vrai, et l'expérience des soignants vient heurter le sentiment d'autonomie des habitants qui graduellement abandonnnent. Car comment puis-je m'imposer à toutes ces personnes qui sont là pour mon bien et me posent sur les toilettes avec une machine "pour ne pas que je tombe" pendant les 15 minutes où ils sont dans le bâtiment ? Comment leur faire comprendre que j'aimerais le faire moi-même même si ça prend plus longtemps et que je suis maladroit? Et puis je ne connais pas leurs noms, et on ne discute pas, et certains m'évitent ou me traitent brutalement. La sourde violence de la bienveillance institutionnelle devient le marécage dans lequel ils s'abandonnent à ce qui viendra pour tous: le renoncement ultime - et ce n'est pas la mort. 
  •  L'asymétrie entre les professionnels (ils savent tout et n'ont pas de nom, pas de signe distinctif, doivent rester distants, ne pas faire de câlins, ne pas s'attacher) et la personne soignée (elle ne sait pas grand-chose, n'a pas à connaître les gens, doit faire confiance car ils savent ce qu'ils font) ne pose pas en tant que tel de problème. Pourtant, c'est parfois inhumain. 
  • Il n'y a aucune possibilité de lutter contre l'asymétrie, puisque les maisons de retraites n'ont pas d'obligation de fin (faire vivre la personne éternellement) mais seulement de moyens (nourrir le corps et le laver en attendant, en considérant que la personne est autre chose que son corps, ce qui nous lancerait dans d'autres discussions). Le moyen étant la fin, cf plus haut. 
Tututututut me direz-vous, mais quand même. Cela varie bien sûr en fonction des endroits, mais le taux de dissociation, la violence intrinsèque du système de soin existe. Ce qui est incroyable, c'est que tout cela est de l'ordre du non discuté collectivement parce que l'on est persuadés que tout cela fonctionne bien. Cela fonctionne bien, mais il y a beaucoup à redire. La façon dont nous abordons ou refusons la fin de la vie parle de notre façon de vivre. D'ailleurs, l'association Senior Montessori travaille là-dessus en Belgique si cela vous intéresse. 

Bref, je voulais dire que tout était parfait, c'est raté.

Mais tout était parfait, dans le sens que rien n'est à ajouter, à refaire, à refuser, y compris dans des milieux comme ça. Ce qui m'a frappé, dans toutes les interactions que je trouvais horribles, c'était cette obsession du "autrement". Les gens n'étaient pas bien ("opposants", "psys"), ils ne réagissaient pas comme il faut, ça n'allait pas assez vite, etc. Ceux qui partaient de ce principe là étaient condamnés à des interactions difficiles. C'était vrai de tous les côtés. La nourriture était mauvaise. Le personnel vole les affaires. On ne peut rien faire ici, on s'emmerde. Voilà aussi ce que disent des pensionnaires, ce qui ne rend pas non plus leur vie facile. Tout le monde naviguait dans son vaisseau de l'insatisfaction, et puis parfois, une dame toute gentille disait qu'elle était contente d'être là, et tout se facilitait - chez elle, chez ceux autour d'elle, la cohésion se ressentait de nouveau. Et ce genre de moments changeait tout le monde, changeait toutes les situations - illustrant cette fameuse conception interactionniste. L'insatisfaction était ce par quoi chacun se détachait de l'expérience et créait ce fameux soi - moi et le monde. Renforçait la barrière en se scindant. S'éloignait un peu de la révélation extraordinaire, affreusement banale, et pourtant si riche, qu'est la vie, à chaque instant, même dans les maisons de retraites, même sous la pluie, même les mains dans le caca. C'était ça dont me parlaient mes collègues en disant que leur métier, difficile, était justifié par les moments qu'ils vivaient les uns avec les autres, par les souvenirs tendres, par la beauté et la joie, à voir quelqu'un renaître d'une escarre, à voir une collègue régler ses problèmes avec son fils, à retrouver des gens calmes qui veulent aider les autres et ne se sentent pas supérieurs à la mort. À entendre la gentillesse dans la voix d'une collègue aux prises avec la dame que l'on aime tellement, mais qui hurle de solitude tous les après-midi, qui n'est plus qu'un légume aujourd'hui parce qu'on l'a traitée comme un meuble digestif. À se planquer dans le couloir parce qu'une autre erre à la recherche d'un souffre-douleur. À rire du racisme incohérent de l'homme paranoïaque qui incrimine tous les immigrés mais adore la plus immigrée d'entre nous parce qu'elle ne le prend pas au sérieux. À se faire rappeler, quotidiennement, que rien n'est jamais vraiment ce que l'on croit. 

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